Un interview avec Daniel Mekonnen, intervenant au Sommet de Genève

«L’Erythrée est une prison, ne vous y trompez pas!»

Interview Opposant politique, le juriste Daniel Mekonnen s’insurge contre ceux en Suisse qui jugent bénigne la dictature.

Andrés Allemand – cliquez ici pour l’article original
 

Daniel Mekonnen n’est pas requérant d’asile. Cet ancien juge a quitté l’Erythrée en 2001 déjà, grâce à une bourse de la Banque mondiale, pour aller faire en Afrique du Sud un Master en droit. Il en a profité pour fonder deux organisations d’opposants au régime d’Asmara: l’une pour réunir les jeunes contestataires (Eritrean Movement for Democracy and Human Rights) et l’autre pour associer tous les juristes en exil (Eritrea Law Society).

A présent, il est l’un des «Ecrivains en exil» hébergés par le Centre PEN de Lucerne, après avoir occupé des postes de recherche dans diverses universités en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Irlande, en Grande-Bretagne et en Norvège. Marié l’an passé à une réfugiée érythréenne à Genève, l’homme a fait une demande de regroupement familial. Il était ce mardi au huitième Sommet mondial pour les droits de l’homme et la démocratie organisé à Genève par une vingtaine d’ONG.

Des politiciens suisses revenus d’une visite en Erythrée disent que la situation n’est pas aussi grave qu’on le dit…
Mais comment peut-on dire une chose pareille? C’est une insulte aux victimes du régime! Ces politiciens ont fait un voyage sponsorisé par le consul d’Erythrée. Ont-ils visité une seule prison? Non. Savez-vous qu’il y en a plus de 300 dans un pays qui compte peut-être 5 millions d’habitants, soit à peine les deux tiers de la population suisse? Personne ne peut rendre visite aux détenus. Ni les familles, ni les avocats, ni même le Comité international de la Croix-Rouge. A votre avis, le système carcéral aurait-il quelque chose à cacher? La plupart de ces établissements sont inaccessibles même à la police et à la justice érythréennes. Des commandants de l’armée les gèrent à l’abri des regards. Or, à partir du grade de colonel, un officier a le droit de tuer n’importe qui…

Que se passe-t-il, selon vous, derrière ces barreaux?
D’innombrables témoignages le disent: les conditions de détention sont épouvantables, avec des gens parfois entassés à 200 dans une petite salle sans accès aux toilettes, mais aussi des passages à tabac, de la torture, des exécutions pures et simples… Certains sont incarcérés sans même savoir pourquoi. Ils passent des jours, des mois, voire deux ou trois années en détention, puis sont libérés sans la moindre explication. S’ils demandent pourquoi, ils retournent au trou.

Les politiciens suisses veulent que Berne négocie le retour d’Erythréens dans leur pays. Quel sort les y attendrait?
Pour retourner en Erythrée, il faut d’abord signer des «aveux»: on reconnaît avoir quitté le pays clandestinement et on accepte d’être puni en conséquence. Certains sans doute n’auront pas plus d’ennuis que cela, à condition qu’ils se taisent et qu’ils marchent droit. Mais gare à eux s’ils se mettent à critiquer le gouvernement ou n’importe qui dans l’administration! Ceux-là disparaissent un beau jour, tout simplement, pour quelque temps…

En réalité, il n’y a même pas besoin de se mêler de politique. Je connais le cas d’un homme qui se disputait avec son voisin au sujet du mur mitoyen. Il a porté l’affaire devant une cour et a eu gain de cause. Quelques jours plus tard, il a disparu. Quand sa famille l’a vu réapparaître, plus d’un an plus tard, il était à l’agonie. Il est mort une semaine plus tard. Personne ne sait pourquoi il avait été incarcéré. Ce qui est sûr, c’est que son voisin compte un haut gradé parmi ses proches parents.

Pourquoi y a-t-il de plus en plus de requérants érythréens?
La plupart sont très jeunes. Parfois même mineurs. Ils ne veulent pas être enrôlés dans l’armée. Les soldats travaillent sans solde sur des chantiers publics mais aussi pour des entreprises privées, par exemple pour la ferme d’un commandant, et cela parfois durant dix ans. Ce n’est pas une vraie armée, c’est une mafia! Certains de ces commandants, j’en suis convaincu, sont même de mèche avec des passeurs de clandestins.

Le pays est pauvre. Quelle est la part de réfugiés économiques?
C’est difficile de faire la distinction. L’économie, en Erythrée, est un outil de contrôle politique. Le secteur privé n’existe pas vraiment. Pour acheter du pain ou du lait, il faut des coupons du gouvernement. Si vous ne manifestez pas d’enthousiasme envers le régime, vous ne recevez pas de coupons.

Il faut comprendre que c’est un Etat sans Constitution, sans Parlement, pas même fantoche! Selon l’ONU, 5000 personnes quittent le pays chaque mois. A mon avis, 40% de la population vit en exil.

Cela peut-il continuer ainsi indéfiniment?
Les Erythréens sont très patriotiques, très nationalistes. Or, le régime est directement issu de la guerre d’Indépendance. Même moi, il y a quinze ans, je considérais le président comme un héros. Mais il me semble que le vent commence à tourner. L’an dernier, quand j’ai organisé une grande marche de protestation à Genève, nous avions 5000 manifestants. Quelques jours plus tôt, les partisans du régime n’ont pu réunir que 2000 personnes. Il n’y a pas si longtemps, les proportions auraient été inversées.

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