INTERVIEW: Le psychologue allemand Jan Ilhan Kizilhan revient du Kurdistan irakien, où il vient en aide aux anciennes esclaves sexuelles de l’Etat islamique.
Son dernier voyage au Kurdistan irakien date d’il y a 15 jours. Jan Ilhan Kizilhan, psychologue allemand, est malgré lui un habitué de ces déplacements. Depuis 2014, il soutient dans la région les femmes, essentiellement yézidies (minorité religieuse kurde), qui ont été attribuées à des combattants de Daech, en guise d’esclaves sexuelles. Il livrera son témoignage à Genève la semaine prochaine à l’occasion de la 8e édition du «Geneva Summit on Human Rights and Democracy».
En deux ans d’intervention, qu’est-ce qui vous a le plus marqué? J’ai rencontré des femmes qui ont vécu des tragédies incroyables. La plus jeune de mes patientes avait 8 ans. Elle était vraiment très belle. Elle a été capturée par l’Etat islamique. Elle a été revendue huit fois à différents combattants. En 10 mois de captivité, elle a été violée plus de 100 fois par les terroristes. Aujourd’hui, elle a divers problèmes psychologiques, comme un stress post-traumatique. Elle ne fait plus non plus confiance aux gens ou à l’humanité. Et elle n’a pas les capacités à surmonter tout cela, elle a besoin d’aide. C’est seulement une histoire parmi d’autres, plus horribles les unes que les autres. Les terroristes ont tué un enfant de 2 ans pour pouvoir violer sa mère.
Combien sont encore détenues par l’Etat islamique? Il faut se rendre compte que ces femmes sont vendues sur des marchés et achetées par des gens qui viennent même d’Egypte, de Tunisie, du Qatar, d’Arabie saoudite, de Turquie… Il reste aujourd’hui encore 3500 femmes entre les mains de l’Etat islamique. Seules 2200 ont pu être sauvées, soit en s’enfuyant, soit en étant rachetées par leur famille ou par d’autres groupes pour environ 10 000 dollars.
Comment peut-on aider des femmes qui ont vécu de pareilles horreurs? En 2014, le gouvernement allemand et l’Etat de Bade-Wurtemberg ont décidé d’agir et de lancer un programme. Il s’agissait de trouver les victimes, de les entendre, de les examiner et d’identifier leurs besoins. Nous avons sélectionné les cas les plus graves. Les femmes concernées – 1100 – ont pu être accueillies en Allemagne pour recevoir le traitement médical et psychologique adéquat. Avec une bonne psychothérapie, j’espère que l’on pourra leur offrir un bon avenir.
Pourquoi ajouter le déracinement au traumatisme? Aujourd’hui, 7 millions de personnes vivent au Kurdistan. Et il y a 30 psychiatres et psychothérapeutes. Pas de médecins, pas d’experts pour prendre en charge ces stress post-traumatiques. Il n’était donc pas possible de leur fournir les services adéquats sur place. Sans compter qu’à 20 kilomètres de l’Etat islamique les victimes ont des cauchemars, ont peur d’être capturées de nouveau chaque jour. Et bien souvent, elles n’ont plus du tout de famille: les hommes ont été exécutés et les femmes emmenées par Daech. L’une de mes patientes de 16 ans a vu 21 hommes de sa famille tués sous ses yeux, alors que sa mère s’est fait prendre en otage. Leurs villages ont été détruits. En venant en Allemagne, elles ont l’impression d’aller au paradis: elles sont en sécurité, il n’y a pas de bombardements…
Vont-elles pouvoir rester? Elles ont reçu un permis de séjour de 2 ans. Après cette période de traitement, elles pourront décider de rester ou de repartir. Elles auront le choix.
Pourquoi un tel acharnement contre les Yézidis? L’Etat islamique est une organisation totalitaire et fasciste. Elle ne supporte aucune autre valeur, croyance, pensée ou idée que les siennes. Tous les groupes minoritaires sont considérés comme des mécréants. Ils ne sont pas des êtres humains. Dans cette logique, ils méritent soit d’être exterminés, soit d’être réduits en esclavage. Le monde sous-estime totalement Daech. Ce n’est pas un groupe comme Al-Qaida. Les Yézidis sont particulièrement concernés, mais pas seulement: les chrétiens, les chiites et les Kakais sont aussi ciblés. Daech est l’ennemi du monde entier, est et ouest.
Des groupes oubliés par la communauté internationale? Malheureusement, je dois vous ré- pondre par l’affirmative. La brutalité de l’Etat islamique ne connaît pas de trêve. La Turquie bombarde les Kurdes. Nous n’avons aucune idée de ce qu’il va se passer, mais il n’y a pas beaucoup d’espoir sur place. La communauté internationale se focalise sur ses propres intérêts.
Que pourrait-elle faire? Reconnaître le génocide en cours. C’est peut-être la dernière géné- ration yézidie qui va survivre. C’est une honte pour le monde si nous sommes incapables de sauver un peuple aussi ancien que celui-là. Il s’agit d’une part de l’humanité qui s’en va. Si tous les pays engagés dans le conflit luttaient véritablement ensemble contre l’Etat islamique, celui-ci disparaî- trait en un ou deux ans. Le problème n’est pas militaire.
Qu’est-ce qui vous fait tenir, vous? L’espoir, je le prends dans les yeux des gens. La plupart des victimes sont jeunes, entre 15 et 18 ans. Elles ont une grande capacité de résilience.
Ce programme étant terminé, vous en préparez un autre alors? Oui, j’aimerais mettre sur pied de nouvelles structures et former des médecins et des psychologues en Irak, puis en Syrie, notamment à Alep. Il manque cruellement d’experts sur place. Il s’agit de former la population pour qu’elle s’aide elle-même. J’espère commencer en mars ou en avril. J’attends encore des financements.
PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉA FAVRE clea.favre@lematin.ch
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