“La résistance des femmes est quotidienne en Iran”
Caroline Azad – February 22, 2020
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Rencontre avec la militante iranienne Shaparak Shajarizadeh. Elle a reçu cette semaine le prix international des droits des femmes au Geneva Summit for Human Rights and Democracy pour son combat contre le port obligatoire du voile en Iran.
Tandis que les ultraconservateurs garantissent la militarisation progressive de la vie politique iranienne suite aux législatives de vendredi, la communauté internationale multiplie ses pressions sur la République islamique. Mardi dernier, la militante iranienne en exil, Shaparak Shajarizadeh, 44 ans, recevait le prix international des droits des femmes au Geneva Summit for Human Rights and Democracy pour son combat contre le port obligatoire du voile en Iran. Émue, elle s’est adressée à l’opinion publique mondiale dans un anglais parfait et s’est confiée en aparté à L’Echo sur son expérience dans un Iran où “les femmes pratiquent la désobéissance civile dans tous les aspects de leur vie quotidienne”.
Que signifie ce prix pour vous?
Il représente le combat de toutes ces femmes courageuses qui se battent pour leur dignité dans mon pays. En Iran, les femmes n’ont pas le droit de choisir qui elles veulent être, et la loi sur l’obligation du port de voile les empêche de jouer un rôle important dans la société. Il y a encore deux ans, je n’aurais jamais imaginé être ici pour partager mon histoire. Devenir une militante des droits de l’homme ne faisait pas partie de mes plans mais j’ai toujours cru à la désobéissance civile.
Vous avez pris un risque énorme en vous opposant publiquement à un enjeu politique aussi crucial que le voile. Pourquoi?
J’en ai eu marre. Marre de vivre cette violence quotidienne, ces inégalités, cette absence de choix. Lorsque je vivais encore en Iran il y a deux ans, j’ai eu envie d’agir. J’ai décidé de rejoindre la campagne “White Wednesday” (lancée par la journaliste irano-américaine Masih Alinejad, ce mouvement appelle les femmes vivant en Iran à se dévoiler ou porter un voile blanc chaque mercredi en signe de protestation et à poster leurs photos sur les réseaux sociaux, NDLR). À la suite de cela, les médias étrangers ont commencé à parler de moi, ce qui n’a pas plu aux autorités qui m’ont arrêtée et mise en prison une première fois en février 2018.
Avez-vous été menacée avant d’être arrêtée? Comment cela s’est-il passé?
Il y a d’abord eu les menaces sur les réseaux sociaux. À l’époque, je m’occupais d’un groupe de défense des animaux et mon compte Instagram était suivi par des dizaines de milliers de personnes. Il était public mais sous une fausse identité (la défense animale, et en particulier celle des chiens, reste une activité clandestine en Iran, NDLR). Certaines personnes m’ont identifiée et plusieurs faux comptes avec mon vrai nom ont été créés, mon numéro de portable a aussi été diffusé. Ce sont donc des personnes qui me connaissaient. J’ai eu peur et ai contacté Masih Alinejad qui m’a donné les coordonnées de Nasrin Sotoudeh pour qui j’avais d’ailleurs une grande admiration (la célèbre avocate, prix Sakharov 2012, purge actuellement une peine de 38 ans de prison et 140 coups de fouet, NDLR). Nasrin a directement accepté de me défendre. Quand j’étais en prison, le seul fait de penser à elle me redonnait l’espoir.
Pouvez-vous nous parler de vos conditions de détention?
Ce fut l’expérience la plus traumatisante de ma vie. Lors des interrogatoires, on n’hésite pas à vous humilier, on vous frappe, on vous insulte. Dès le lendemain de mon incarcération, j’ai entamé une grève de la faim. C’est à ce moment-là que je me suis sentie plus forte parce que c’est une forme de chantage en votre faveur: on tente de vous en dissuader, on s’adresse à vous d’une autre manière, on vous traite mieux. Je sentais que je reprenais le contrôle. J’ai ensuite été libérée sous caution mais comme je ne restais pas silencieuse sur la brutalité que j’avais subie, je fus encore arrêtée. La troisième fois, mon fils de 9 ans était présent. Je l’ai vu si traumatisé que j’ai décidé de quitter le pays après avoir encore payé pour ma libération. Je n’ai pas attendu l’issue de mon jugement et j’ai fui.
Sortir de prison et quitter le pays nécessite d’avoir beaucoup d’argent. Ce qui est loin d’être à la portée de tout le monde…
Oui, il faut beaucoup d’argent pour quitter le pays. Je suis consciente de faire partie des privilégiés. D’autres femmes n’ont pas cette chance. J’ai payé un contrebandier qui m’a fait traverser, en toute sécurité, la frontière avec la Turquie pour plus de 4.000 dollars. J’ai payé 1 milliard de rials (environ 300.000 euros) pour sortir de prison la dernière fois, c’est complètement fou. Tout s’achète en Iran, même la liberté.
Avez-vous des nouvelles de Nasrin Sotoudeh?
Oui, via sa famille. Elle continue de se battre en prison. Depuis l’année dernière, une nouvelle loi interdit aux personnes jugées pour “propagande contre le système” de recourir à un avocat de leur choix. Nasrin proteste contre ça à sa manière: elle refuse de se rendre à ses jugements et ne fait pas appel de ses condamnations. Mais quand elle proteste trop, comme par exemple refuser de mettre son voile en prison, on la punit en la privant de visites familiales pendant un certain temps. Vous devriez la voir, elle est incroyable, si forte, elle n’a peur de rien. Elle fait partie de ceux qui ont une vision à long terme pour ce pays, pour le futur et la justice en Iran.
En recevant ce prix, vous avez regretté le manque d’intérêt du monde envers la situation des femmes en Iran. Or le régime iranien est dénoncé par la plupart des chef.fes d’État et une histoire telle que la vôtre fait généralement l’objet d’une attention particulière de la part des médias internationaux. Ne craignez-vous pas d’être instrumentalisée?
Je l’ai dit dans mon discours, n’importe quelle plateforme est utile pour défendre les droits humains. Je veux parler au nom de celles et ceux qui ne bénéficient pas d’une telle tribune. Nous, les Iraniens, avons perdu notre dignité il y a quarante-et-un ans. Nous sommes considérés comme des parias, notre passeport ne vaut plus rien. Aujourd’hui les Iraniens sont assez courageux pour affronter leurs dirigeants mais ce n’est pas suffisant, ils ont besoin d’aide.
La société iranienne ne semble-t-elle pas particulièrement divisée?
C’est une minorité qui gouverne une majorité aujourd’hui en Iran. Et les gens qui supportent le régime y trouvent un intérêt et très souvent d’immenses bénéfices financiers. Et ceux-là ne veulent pas que cela change. Et puis il n’y a pas de différence entre les réformateurs et les conservateurs, ils font partie d’un seul et même système. J’ai fait l’erreur de voter pour Hassan Rohani (dont la présidence arrivera à son terme l’année prochaine, NDLR) afin de contrer son adversaire, Ebrahim Raisi (l’ancien patron de l’un des plus importants consortiums financiers du pays, la fondation Astan Qods Razavi, NDLR). Qu’a fait le guide, Ali Khamenei? Il l’a nommé chef du pouvoir judiciaire. Le Président n’a aucun pouvoir en Iran, c’est juste un porte-parole du régime. Cela dit, c’est vrai que l’un de nos problèmes est que les Iraniens ne sont pas unis. Mais ça a toujours été le cas.